- dim. déc. 25, 2022 11:04 am
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Bonjour Dame Scoliose,
Je sais ce que tu vas me dire... Je ne suis pas venu depuis un moment. Je le sais, oui. Mais bon, aussi, quand il n'y a rien à dire et qu'on a appris à faire le dos rond au fil du temps, on se fait oublier. C'est mieux.
Et puis, tu verras que je viens encore souvent. Donner un coup de main, un peu de soutien aux copains d'aujourd'hui qui n'auront pas connu Thomas. C'est important de leur faire voir qu'il y a encore par ici des gens qui écoutent, partagent, encouragent. Tout va si vite autour, dehors. Il n'y a plus beaucoup de place pour le partage. Dommage.
Je vais te raconter un truc, Dame Scoliose, comme ça, entre nous. Tu verras que l'on ne t'oublie pas. Ce matin, avec Valérie nos yeux se sont ouverts à six heures. Comme ça, sans savoir pourquoi. Cela arrive souvent à chacun de nous quand quelque chose nous travaille. Ce matin, rien ne nous travaillait. Noël est un moment à part, un truc qui nous rappelle plein de choses, de souvenirs tout doux. Comme du chocolat, un dessert de Réveillon, un réveil de matin de Noël. Il y a longtemps, de petits pas réveillaient la maison très tôt le 25 décembre. Ce drôle de phénomène inexpliqué avait un prix inestimable. Thomas et Justine fonçaient dans notre chambre inquiets. Ils se couchaient à nos côtés. Thomas, en enfant aguerri, s'asseyait au bord du lit et basculait sur le côté. Justine savait qu'il s'en voyait et savait lui laisser la place nécessaire. Solidarité oblige. Pas facile de se coucher en Milwaukee... Venait ensuite l'heure de la question cruciale : "Tu crois qu'il est passé !!??" Il suffisait de descendre et l'on en avait la confirmation. Legos, Playmobils et autres jouets du moment etouffaient le pied du sapin. Thomas en corset s'agenouillait pour ouvrir les paquets. Ce diable de Milwaukee n'allait pas contrarier ce bons moments. Et puis, de toute façon, Justine était là prête à intervenir en cas de problème. Solidarité oblige...
Aujourd'hui, on aura eu le temps de déjeuner entre parents avant que les pas d'hier ne descendent l'escalier sûrs d'eux. Ils le savent maintenant, ils sont grands. Bien sûr que le Père Noël est passé cette nuit. Il ne les a jamais trahi. Ils ont ouvert leur paquets aux côtés de leurs parents. Joyeusement. Il y avait derrière eux, je les ai vus, un petit garçon en corset à têtière mal à l'aise mais heureux quand même et une petite fille à peine opérée six mois avant avec une cicatrice sur le ventre de bas en haut qu'elle a encore aujourd'hui. Il y avait aussi en face deux un grand gaillard qui a laissé glisser une larme comme un couillon. Personne ne l'a vu, ça restera un secret. Comme le Père Noël. Il y a des jours comme ça ou de drôles de fantômes reviennent...
Thomas aujourd'hui a 22 ans. Il a gardé de ses années de corset une démarche droite, le dos aligné. Il est un homme maintenant. Plein de rêves, de projets pour demain, d'envies désordonnées. Nous avons tous connu. Il a quitté l'école qui ne lui convenait plus et travaille désormais. Un métier physique dans lequel Papa, en parent inquiet, continue de lui dire de faire attention à son dos. Il feint de s'en moquer mais il écoute quand même je le sais. C'est un homme maintenant, un peu frondeur parfois, un peu confident quand il le faut. Des fois durs, il revient toujours après histoire de se faire pardonner. Je vais même te dire un secret, Père Noël, il a gardé ses corsets dans un placard et gare à celui qui aura l'idée de s'en défaire. C'est à lui, c'est en lui...
Justine a 20 ans. Elle est maintenant en BTS Administration des territoires ruraux. Elle a deux AVS qui l'accompagnent. Pas toujours, il faut se battre pour que les créneaux soient respectés mais on y arrive. Elle est dyspraxique, dyslexique, dysorthographique et tout ce que tu voudras. Elle en a entendu des saletés sur elle avant ça venant de gens qu'elle croyait des copains. Trop bête, qui ne comprend rien, qui n'arrive pas à faire une phrase. Ils ne manquent pas les cruels au dehors. Sa vie scolaire a changé, il reste bien un ou deux abrutis mais les choses se sont arrangées.C'est dur mais elle s'accroche. Elle ne baissera jamais les bras, tu peux lui faire confiance. Je la connais, ce serait trop facile ! Elle est belle, câline et toujours à l'écoute des siens comme hier. Inquiète souvent des crises d'épilepsie de son Papa, dues à des commotions cérébrales à répétition du rugby. Elle n'aime pas, nous non plus mais on fait avec. Ça ne passera pas de toute façon. Elle surveille du coin de l'oeil la démarche parfois hésitante de sa Maman qui perd parfois l'équilibre et est déjà tombée se cassant même une côte. La maladie gagne tout doucement du terrain mais on ne se laissera pas faire. Hors de question ! Tu sais, Père Noël, elle n'aime pas mais peut-être qu'un jour elle te fera voir sa grande balafre sur le ventre. On la voit moins, le temps est passé mais elle est toujours là. Et puis, garde le aussi pour toi, mais elle a toujours depuis une peur bleue des médecins. Pour toujours..
Voilà, tout est dit. Ah si, j'oubliais. Pourrais tu faire un cadeau aussi aux gens d'ici. Avant, ici, il y avait plein de monde. Certains sont restés mais tant sont partis ou ne viennent plus. Tu aurais connu avant. Ce n'est pas la faute de ceux qui sont là aujourd'hui, ils n'y peuvent rien. Mais bon. Il paraît que c'est la faute au Covid, au monde qui a changé ou je ne sais quelle théorie fumeuse sur la société. Peut-être est ce aussi tout simplement la faute aux gens qui ont déserté leurs rêves, oublié leur volonté ou leur amour des autres. Pourrais tu leur redonner de l'amour, de la fraternité pour revenir plus nombreux ici. Partager, rire, s'émouvoir. Je suis sûr que tu y arriveras. Ça ferait du bien à tout le monde qui passe par là et puis aussi à toute l'équipe de l'association. Allez, tu essaieras, dit ?
Ça y est, Dame Scoliose, j'en ai fini. Je ne t'aimais pas au départ, tu le sais. Je te surveille d'ailleurs toujours du coin de l'oeil. Mais à vrai dire, ça m'a fait du bien de passer par ici. Mon histoire a souffert de toi, au rythme des miens. J'en ai laissé des choses sur le bord de la route, gagné aussi. Mais, fais moi confiance, je reviendrai. Il y a tant à dire encore...
Bon Noël à tous,
Franck